mardi 15 mars 2011

Cranach et NOTRE temps

On circule dans la pénombre en essayant de ne pas se marcher sur les pieds, enfin, pas tout le monde a cette politesse. Seules les oeuvres sont éclairées et des grappes d’ombres s'agglutinent devant elles comme des papillons de nuit à la lampe d’un réverbère. Je pense au Voyage de Chihiro de Miyazaki.
Nous ressemblons à des fantômes, mais notre corps n’est malheureusement pas immatériel. Nous avons des pieds qu’on ratatine, des côtes qu’on chicote, des oreilles que l’on casse.
Certains étalent leur érudition et vu l’exiguïté des pièces, nous sommes obligés de subir leurs fadaises.
D’autres profitent de l’obscurité pour bousculer leurs semblables en toute impunité : ni vus ni connus. Ils jouent des coudes et, plantés devant un tableau, s’interrogent tout haut : « Mais où est le serpent ? ». Ils occupent tout l’espace, scrutent la toile, empêchant sans vergogne les autres visiteurs de la regarder « comme si leur père était vitrier » ! Quelqu’un finit par leur dire, d’un ton las,  que Cranach ne signait pas ses oeuvres comme cela à cette époque. Dépités, ils vont poursuivre leur enquête ailleurs où le même scénario se répète.
Un femme proteste à la cantonade que la notice en français est trop haute et qu’elle a mal au cou. Son mari s’offre de la lui lire : « Non merci ma puce » lui répond-elle. La lumière qui émane du tableau permet d’apercevoir la contrariété sur le visage de la puce en question, un petit bonhomme replet et grisonnant, qui semble sortir tout droit d’un roman de Balzac.
Il y a les balourds qui vous écrasent les pieds en reculant sans regarder derrière eux et qui,  quand vous osez protester, poussent un grand « ho ! » comme si cela était de votre faute de vous être trouvé sur leur chemin.
Devant un tableau représentant un couple mal assorti (un vieux barbon et une jeune fille) un homme fait rigoler son groupe d’amis en disant tout haut les pensées salaces que l’un et l’autre des personnages pensent tout bas. Impossible de se mettre hors de portée d’un tel ridicule, d’une telle vulgarité, et de ne pas entendre leurs rires gras qui l’accompagne.
Quand on émerge à la lumière de la boutique, la foire d’empoigne pour les cartes et les catalogues bat son plein. Il y a la queue pour les caisses mais le préposé est au téléphone avec une copine à qui il susurre qu’il est occupé. La conversation dure, il essaye de taper sur sa machine, de prendre votre billet, de vous rendre la monnaie d’une main, en regardant dans le vide. Même à la lumière votre état de fantôme ne semble pas s’être estompé.
Je me demande toujours comment de telles incivilités peuvent se dérouler dans un musée, devant des toiles d’une beauté à couper le souffle. Je pense toujours naïvement que les côtoyer aura un effet immédiat sur notre inhumanité, adoucira nos moeurs, nous troublera dans nos tréfonds en nous faisant voir la vie en beau comme dit Baudelaire.
Mais en même temps, il y avait les tableaux de Cranach, et même si c’était très difficile de se croire seule à seuls avec eux, ils surnageaient comme des étoiles brillantes au dessus de nos têtes.

4 commentaires:

  1. J'en ai gardé la même impression, c'est drôle ! Après vérification, c'est le même commissaire (Guido Messling) pour l'expo à Paris ! Les peintures de Cranach sont si... optimistes ? Ou joyeuses ?

    RépondreSupprimer
  2. Non, pas joyeuses, pas optimistes... belles et calmes, apaisantes, je ne sais pas... je pense qu'aller dans une expo c'est faire une cure de beaute, je pense que la beaute des peintures deteint sur nous, alors je ne comprends pas qu'il y ait tant de vulgarite aux alentours.

    RépondreSupprimer
  3. Je suis d'accord avec toi Agnès. C'est un dommage que les gens qui soient pas de tout intéressées dans l'expo gâtent pour les autres.

    RépondreSupprimer
  4. Les femmes de Cranach sont hautaines et un peu joyeuses quand même (je persiste et signe)... Nous avions eu de la chance pour l'expo à Bruxelles mais mon frère m'a raconté la même (désagréable) expérience de gens qui se marchent sur les pieds.

    RépondreSupprimer